
MILITANTISME
Militantisme, engagement, éducation populaire.
Georges Bertin[1].
L'usage courant consacre toute connaissance comme fondée sur des modèles a priori, fantasme de toute puissance conférées aux clercs par la possession, d'ailleurs parfois illusoire, de connaissances scientifiques héritées.
A l'inverse, le militant d'éducation populaire, engagé au service d'une cause, par exemple humanitaire ou sociale, sait bien et le découvre dans sa confrontation au terrain, qu'ils ne peut avoir affaire, tant les situations et les publics eux-mêmes sont changeants, qu'aux dissimultanéités, aux incertitudes, à l'incomplétude sauf à assumer ce que Castoriadis nommait l'irresponsabilité meurtrière et à rejeter, du même coup, toute possibilité de compréhension des situations rencontrées, observées.
La connaissance scientifique est en effet tout sauf close, sauf aux époques totalitaires. On sait en effet depuis près de cinquante ans que la recherche scientifique de pointe, du moins celle qui fait comme telle référence, celle des sciences « dures », renvoie le scientifique au mystère de connaître et il faut la myopie de certains praticiens des sciences humaines encore alignés sur les modèles les plus éculés pour penser encore que l'homme pourrait sortir de cette contingence propre à toute quête de sens.
C'est pourtant dans ce déni que se fondent aujourd'hui quelques formations de militants bénévoles (on pense aux partis mais pas seulement) comme d'ailleurs de professionnels fabriquant des militants englués dans des modèles pré construits, là où il leur faudrait une compréhension dialectique des réalités sur lesquelles ils travaillent, de prendre le risque, ce qui ne peut être que celui d'une posture militante prenant conscience de ses implications, de l'erreur, du repli, de la remise en cause, de l'inachèvement, ce à quoi les militants de toutes obédiences ne sont la plupart du temps guère préparés, allant souvent chercher du côté des supposés savants des légitimations telles celles que leur apportent par exemple les comités d'éthique alors que tout engagement suppose et l'expérience et le risque de la liberté. Nous observons d'ailleurs que plus les militants bénévoles ou professionnels sont dépourvus de moyens de compréhension, plus cultivent des procédés là où il faudrait qu'ils s'approprient des processus, de fait plus leur prétention à la maîtrise devient alors étonnante d'outrecuidance.
La question toujours sous jacente de l'objectivité dans l'approche du social et de son traitement politique est là derrière, bien présente, car, d'une part, aucune théorie donnée ne peut atteindre à la complétude et, de l'autre, l'expérience individuelle, l'expérience sociale sont irréductibles car bien réelles. La réalité en ce sens est aussi l'imaginaire, la conscience naissant par sauts quantiques.
Face à ce paradoxe, la formation des citoyens, dans et par l'éduction populaire, doit devenir "outil au service de l'engagement", selon des modalités que nous situerons à trois niveaux:
1) analyser : renvoyer au militant l'image de son fonctionnement, clarifier ses messages, expliciter ses intentions (combien de bénévoles ne le sont ils pas par déni d'un vécu blessé ?),
2) organiser : donner des conseils, proposer des modèles jamais achevés, donc ouverts, articuler les postures des uns et es autres dans le champ propre à chaque engagement,
3) comprendre : donner des idées, livrer des informations, des synthèses, clarifier les idées, faire le point sur les questions en rapport avec l'action politique ou sociale, culturelle... acceptant toujours le relatif et le paradoxe.
Dénoncer la supériorité de ceux qui savent sur ceux qui sont supposés ne rien savoir...
On le voit, cette position tend à dénoncer la supériorité de ceux qui savent sur ceux qui sont supposés ne rien savoir. On conviendra que, dans le cas qui nous préoccupe, l'éducation à l'engagement du militant ou du militant en gestation que sont la plupart des jeunes par exemple dans les milieux associatifs en fonction des relations qu'il entretient avec son milieu, est une exigence quasi éthique sauf à disqualifier l'engagement dans la relation engagée avec les partenaires du politique, cas très (trop) fréquent aujourd'hui. Rappelons que ce fut une des ambitions de l'éducation populaire que ce « banc d'essai du citoyen » .
Le champ de l'éducation citoyenne devra donc être conçu comme un milieu propice à faire évoluer les militants par un double mouvement de distanciation/implication, par la mise en œuvre de l'esprit critique d'une façon désinstrumentée. Il contribuera dés lors à agir sur les institutions existantes car l'éducation joue un rôle essentiel dans la formation des sociétés. Elle est chose "éminemment sociale" (Durkheim).
Au service de cette ambition leur formation se fera dès lors dans une perspective clinique, qualitative. Elle visera ainsi au changement social dans sa conduite même, elle lui est inhérente, à l'autonomie. Elle tendra à permettre aux partenaires d'accéder à une transformation lucide des règles qui leur sont imposées, car son enjeu fondamental sera de favoriser les capacités autonomes de sujets reconnus acteurs de leur propre développement.
On constatera qu'appliquée au militantisme, quand le militant vient justement établir son action entre les partenaires du jeu social ou politique, cette posture trouvera toute sa signification: il s'agira donc de penser des outils critiques entre pratique et théorie, pour que celles ci- se retrouvent, se conjuguent, libérant du même coup l'énergie sociale instituée, telle que la garde et la comprime le verrou institutionnel. Il faut, écrivait Castoriadis, mettre au jour les significations imaginaires sociales pour faire advenir l'institution imaginaire de la société.
Formés sur ces bases, les militants deviendront réellement producteurs d'une action politique fondée sur d'autres bases que sur le déni de leur implication, mais ce travail ne pourra se faire qu'au prix d'une constante déconstruction des phénomènes rencontrés et donc de l'apprentissage par les militants de cette déconstruction, par la déconstruction des actes sociaux, car le monde social et politique est essentiellement mouvant, ils change tous les jours.
Au delà des postures "totalitaires" encore inculquées à leur insu aux militants politiques, syndicaux, culturels ... lesquels sont campés résolument dans le sentiment de leur toute puissance, nous professerons que ce n'est pas parce que la pensée n'a pas fini de comprendre, (ce qui est souvent le cas dans les pratiques qui nous préoccupent ici), qu'elle n'atteint pas une réalité que nous savons elle-même toujours relative. Relativisme dont nous ne pouvons que nous féliciter.
N'est-ce pas dans l'extraordinaire plasticité des formes sociales que réside, comme l'avait pensé Simmel, l'espoir de leur permanence?
L'action éducative et citoyenne peut et doit y contribuer auprès des militants tant bénévoles que professionnels.
GB.
[1] Socio-anthropologue, ex directeur de l'IFORIS et du CNAM à Angers.