
ACTUALITÉ DU SACRÉ
Actualité du sacré.
Georges Bertin.
Résumé.
Le sacré peut être lieu d'application de la mystique la plus élevée en même que nous l'appréhendons dans nombre de nos expériences du quotidien, ce qui en fait l'actualité à jamais renouvelée. Passant en revue ses définitions dans une perspective plurielle, nous en tentons le repérage dans diverses formations sociales.
Mots clefs : sacré, quotidien, mythe, expérience, rites.
« La sociologie sacrée peut-être considérée comme l'étude non seulement des institutions religieuses mais de l'ensemble du mouvement communiel de la société ». Georges Bataille, 1337.
"Le sacré est ce qui donne la vie et ce qui la ravit[1]". Cette phrase de Roger Caillois indique toute la dimension du sacré. Phénomène à la fois existentiel et surnaturel, il justifie d'une expérience liée au quotidien comme il est lieu de la mystique la plus élevée. Dans le même temps, il est pour chacun expérience quotidienne s'actualisant dans de nombreuses formes figures qui intéressent nos vies et leur donnent souvent sens.
Définitions.
Le vocabulaire du sacré est de fait révélateur. Dans les sociétés indo-européennes, il désigne une force exubérante qui devient le signe du divin (héros) est encore un acte qui institue une séparation (agios).
Le latin sacer vient souligner cette ambivalence en désignant ce qui signe le surhumain vénérable, objet de fascination, et le met à l'écart par une souillure qui suscite l'effroi. L'hébreu distingue qodesh (manifestation différenciée de Dieu) et qadosh (ce qui est séparé, distinct des autres, et se rapporte à Dieu lui-même. Emile Durkheim[2] pensait que la distinction profane /sacré était le trait distinctif de la pensée religieuse ; de ce qui distinguait les choses sacrées des choses profanes, que leur place dans la hiérarchie des êtres supérieurs en dignité et en pouvoir déterminait des « choses sacrées » de tous degrés, leur altérité absolue, le contraste universel et ses formes visibles.
Pour l'ethnologue Jean Servier[3], le sacré désigne un fonds commun de pratiques et de croyances qui structurent les relations à l'Invisible.
Roger Caillois[4] attribue au sacré propriété et qualité: propriété: celle de certaines choses, (instruments du culte), pour certains êtres (le roi, le prêtre) de certains espaces (le temple,l'église, le haut lieu), en certains temps (le jour de Pâques, de Noël), où il n'est rien pour lui qui ne puisse en devenir le siège ni en être dépossédé.
Soit une qualité: que les choses ne possèdent pas elles-mêmes, même non modifié dans son apparence. L'être consacré est transformé du tout au tout. Ainsi :
- on se comporte différemment à son égard, et on cherche à l'utiliser,
- il suscite des sentiments d'effroi, de vénération, car on en a peur et on voudrait s'en servir,
- il se présente comme interdit, (ce dont on n'approche pas sans mourir), et on doit le protéger de la profanation,
- il fascine et on peut le rejoindre dans l'extase ou l'union transformatrice,
Le sacré procure ainsi efficacité à ceux qui en sont revêtus, le croyant lui-même en attend secours et réussite, car il s'agitd'une énergie dangereuse, incompréhensible, difficile à manier mais éminemment opératoire.
Une expérience quotidienne.
Mais pour en revenir à l'expérience, le sacré est, d'abord et avant tout, expérience affective, émotionnelle, bien que celle-ci tende généralement à se prolonger, par la suite, en représentations, en images, en catégories intellectuelles, en pratiques, en institutions religieuses. La religion, en ce sens, serait donc, très simplement, l'institutionnalisation de l'expérience du sacré, -du sacré institué-, par rapport au sacré instituant de l'expérience elle-même.
Nous y avons accès de manière régulière[5] et régulée: tout homme même s'il n'est pas « initié » au maniement de ses arcanes, même s'il n'a pas reçu une éducation particulière au domaine symbolique et religieux, ne l'expérimente-t-il pas ainsi dans le cadre de son quotidien?
L'expérience du sacré serait, et l'on conviendra que cela concerne tout le monde, une manière spirituelle d'appréhender le monde (l'univers, l'environnement social, les événements), l'intuition vive d'une sorte de présence mystérieuse, de "quelque chose" (ou éventuellement, de "quelqu'un") au-delà des limites habituelles de l'expérience humaine. Ce "quelque chose" (ou "quelqu'un") serait totalement autre, si l'on peut dire, par rapport à l'expérience habituelle, et, de ce fait, échapperait aux conditions profanes de l'expérience, le sacré pourtant, s'y manifestant parfois en faisant irruption dans l'expérience humaine ordinaire, banale. Les formes sous lesquelles les humains ont cru saisir, expérimenter, cette manifestation du tout autre ont beaucoup varié selon les époques et les cultures[6]: parfois à travers les forces grandioses -et souvent terribles- de la Nature, et parfois à travers son émouvante beauté, d'autres fois, à travers les qualités exceptionnelles de tel personnage, l'intensité de telle émotion, le choc de telle intuition. Toujours, cependant, avant d'être nommée, mise en mots, spiritualisée, cette expérience est d'abord intensément vécue. Le dépassement des données de l'expérience sensible conduit donc l'homme au Sacré et nous nous sommes employés à le lire, depuis des siècles, dans deux perspectives:
- synchronique, quand il induit pour nous un ou des systèmes cohérents de pensée, de gestes et d'affects, ainsi rassemblés et nommés dans un grand englobant,
- diachronique; quand nous en faisons l'observation en relation avec des systèmes qui changent et évoluent tout en se référant à un fonds commun, archétypal, c'est ce que Gilbert Durand nommait « enracinement dynamique ».
Avec Guy Ménard[7], tentons en l'approche de deux façons:
• une pensée logique, réaliste, "terre à terre" et unidimensionnelle, qui permet les opérations à la fois scientifiques et techniques sur le réel. Pour ce mode de pensée, par exemple, "une table est une table", "un chat est un chat", et l'eau se "réduit" à sa structure chimique des molécules d'oxygène et d'hydrogène. Là le sacré disparaît sous les assauts du principe de déconstruction, pensée profane « dé mythologisante » si ce n'est a-mythologique.
• une pensée symbolique, pour laquelle, pour ainsi dire, une chose peut toujours "être autre chose". Plus exactement: elle peut signifier autre chose. C'est bien sûr - entre autres exemples possibles -à cause de cette capacité symbolique que nous pouvons parler, écrire et dessiner, qu'une fleur peut vouloir dire "je t'aime ", et que des humains peuvent accepter de se faire tuer pour un morceau d'étoffe qui représente un idéal ou une patrie. C'est, donc, avec des mots, des gestes, des objets appartenant à leur expérience de tous les jours, mais chargés de signification symbolique, que les humains, de tous temps, ont tenté de dire leur expérience du " tout autre ". Qu'ils existent ou non, les dieux - comme les déesses! - sont toujours dits avec des mots, des gestes et des symboles humains.
En découle une conséquence importante: si l'expérience humaine du sacré est aussi liée à la capacité symbolique, toute régression de la pensée symbolique entraînera inévitablement un recul de la capacité humaine d'expérimenter le sacré, toute profanation tue le spirituel en l'homme. Cette régression peut prendre diverses formes: ou bien, par exemple, comme cela a été largement le cas dans l'Occident moderne, la pensée logique, rationnelle, scientifique, unidimensionnelle, prend le pas sur la pensée symbolique, renvoyant celle-ci, avec plus ou moins de mépris, au monde des "primitifs", des enfants, des poètes ou des fous... Ou, alors, comme ce peut être le cas pour certaines formes de troubles socio-psychiques ou de fanatismes, le caractère symbolique du symbole est perdu de vue: la chose, le symbole (mots, gestes, idées, objets, personnages, etc.) destiné à symboliser le " tout autre " est lui-même pris pour le " tout autre ". Le symbole cesse d'être une icône (une image conduisant au " tout autre ") et devient, au sens strict, une idole (une image prise elle-même pour le " tout autre ", profanée, mais est-elle encore spirituelle?).
I. l'irruption du Sacré.
De nos jours, nombreuses sont les manifestations de la vie sociale, culturelle, littéraire, cinématographique, mettant en scène des « quêtes du sacré », sur la base des gestes que nous portons en nous et sont la condition sine qua non de toute vie, comme l'a bien montré Gilbert Durand étudiant « Les structures anthropologiques de l'Imaginaire » et les fondant sur des postures sensori-motrices très archaïques. Peut-être notre époque hyper technicisée, héritière de toutes les sortes de rationalisme, souvent portés à leur paroxysme, par une sorte d'effet de réparation, de correction, le manifeste-t-elle dans les temps de Mythes sans cesse réactivés, figures anhistoriques où le sacré existe à part entière comme figures de toute perfection. Le Mythe interroge de fait les couches profondes de la psyché, dans ce qu'elle a de plus radical comme dans ses formes immuables ordonnées aux besoins les plus fondamentaux de l'espèce et les formations dues à l'effervescence poétique, aux capacités instituantes mises en oeuvre par l'imagination créatrice[8]. Il exerçe une domination manifeste sur la rationalité de nos systèmes politiques. Si l'histoire contemporaine a pu sembler dissoudre les anciennes mythologies, elle en a secrété de nouvelles et régénéré de façon proprement moderne la pensée symbolique / mythologique / magique laquelle s'est introduite dans la pensée rationnelle au moment où celle-ci la chassait de l'univers, car "C'est dans le mythe que l'on saisit le mieux, à vif, la collusion des postulations les plus secrètes, les plus virulentes du psychisme individuel et des pressions les plus impératives et les plus troublantes de l'existence sociale"[9].
Récits fondateurs mettant en scène l'histoire des dieux et des hommes, les mythes nous représentent les rapports du monde et de l'Humanité avec les invisibles.Oscillant entre science et légende, ils contribuent à une mise en place de l'ordre rationnel, à situer l'homme dans l'univers. Idéaux types, au sens de Max Weber, ils légitiment la portée de la Tradition en laquelle il voyait un des formes légitimes de l'autorité.
C'est sans doute ce qui faisait écrire à Claude Lévi-Strauss[10] que le mythe est "une histoire du temps où les hommes et les animaux n'étaient pas encore distincts". Le mythe raconte l'événement fondateur de la condition humaine, de la cité, du peuple, explique "pourquoi les choses, différentes au départ, sont devenues comme elles sont et pourquoi il ne peut en être autrement".
Les mythes sont ainsi de grands récits nous laissant en face d'une diversité sans fin de systèmes symboliques, semblables aux langues multiplesd'un sacré flottant.
Cette expérience du sacré, à travers la grande diversité de ses manifestations portées par des structures mythiques, révèle toujours de quelque manière la marque d'une ambivalence fondamentale selon des accents qui peuvent bien sûr varier. Fascinant et terrifiant, attirant et repoussant, il meut l'espèce de sentiment que la plupart des gens éprouvent devant le déchaînement d'un orage, au sein d'une foule surexcitée ou dans l'expérience de la sexualité, le vivant à la fois comme dangereux et séduisant. Et pourtant, paradoxalement, ce sacré "tout autre" est néanmoins expérimenté comme se manifestant, comme faisant irruption dans notre monde social (hiérophanie), lequel ne peut en même temps être totalement étranger à l'expérience spirituelle dont il accueille les effets, le parfum, dans ses manifestations.
Cette qualité du Sacré, Marcel Mauss[11] la nomme Mana, elle est pour lui, puissante, chaude, lourde, mobile mouvante, mystérieuse, c'est la force par excellence. Ecartée de la vie vulgaire, elle agit à distance et par connexion directe, spirituellement, et fonctionne dans un milieu qui est lui-même " mana "., tabou. Mana et sacré s'attachent à des choses qui ont une position tout spécialement définie par la société, hors de l'usage commun (ex ce qui touche à la Mort, les Femmes), et sont l'expérience de sentiments sociaux. Ce sont des catégories de la pensée collective qui fondent les jugements, classent, séparent.
Pour Régis Boyer[12], c'est l'homme qui érige en sacré des représentations grâce auxquelles il veut vivre et accepte de mourir en paix. Elles lui permettent d'admettre la temporalité et la justifient dans sa volonté de savoir. Ce qu'il ne peut saisir, il ne lui reste plus qu'à l'adorer quand il a constaté l'échec des moyens dont il s'était doté pour l'approcher. L'expérience du sacré concerne pour lui deux domaines: la Vie, notre bien le plus précieux, cf. le culte de la déesse mère, première expérience du sacré, et l'Ame, avec ses quatre visages: mana, double, souffle, énergie.
II) expériences actuelles du sacré.
La structure sociale nous donne à voir chaque jour diverses formes de l'expérience du sacré, regardons en quelques unes.
Le pouvoir.
Cette marque du souverain (qu'il soit d'ailleurs élu ou monarque de droit divin) participe de son caractère sacré. Elle reste très partagée quelles qu'en soient ses formes évolutives ou d'ailleurs régressives. Ainsi, pour Caillois[13], la présence d'une hiérarchie et l'exercice d'une souveraineté sont des vertus invisibles, inattaquables, elles portent sur celui qui sait et fait obéir les autres et sont reçues par investiture, initiation ou sacre. Ceci rend le souverain susceptible de bénéficier de l'appui de la société toute entière divinisée, tout roi étant censé descendre d'un dieu (d'où les filiations mythiques). C'est la complémentarité du sacré et du profane qui garantissent l'ordre social: la fête est ainsi un besoin exprimé périodiquement de recréer l'ordre du monde en rajeunissant le système. Car le temps épuise, tout ce qui existe doit être rajeuni.
La Fête.
Le sacré festif est un sacré de transgression[14], temps consacré au divin, temps suspendu: on y congédie le temps usé dans l'explosion intermittente car le chaos est aussi une manière de gérer l'angoisse et de transmettre les mythes et les rites. Comme le temps épuise, le sacré expérience de la séparation y est produit dans les rites festifs pour faire revivre l'Enfance du Monde :
- rites d'initiation : ce qui existe est rajeuni, renouvelé, d'où le rôle des sociétés de jeunesse,
- rites de confusion: actualisation du chaos, et le Grand Temps mythique sont convoqués pour actualiser le retour des ancêtres, lorsque le bas et le grossier envahissent la place publique, détrônant les puissants, rabaissant les hiérarques,
- rites de fécondité: création du cosmos, Chaos et Age d'Or,
- à travers des procédés destinés à faciliter l'accès au sacré: dépenses et paroxysme, pèlerinages, récitation des mythes, dramatiques, foules visant à l'indifférenciation, musiques e danses favorisant la confusion pour mieux faire advenir l'ordre ancien.
- à travers des prestations:
- sexuelles: échange des femmes de fratrie à fratrie, chaque épouse reçue impliquant l'obligation d'en fournir une, mélanges des conditions dans les Sabbats de Sorciers, etc.
- alimentaires: consommation de l'espèce totémique et prestations alimentaires mutuelles,
- rituelles: interdiction de consommer, femmes et nourriture formant avec eux une unité substantielle, les rituels sacrés contribuent de ce fait au maintien des sociétés
- transgressives: inceste, homosexualité mystique, quand il y a offense au jus et au fas.
- oniriques : si Freud y voyait la voie royale vers l'inconscient, les Objiwé affirmaient qu'il est le chemin d'accès le plus direct vers la connaissance... "chercher la vision, s'adonner à la réverie éveillée, c'est échapper à tous les obstacles, à toutes les discontinuités de l'état de veille, afin de retourner à la vision primordiale, en deça de laquelle c'est l'Incréé. C'est là qu'est le sens des choses de toutes les choses. Le rêve, c'est la porte ouverte à tous les pouvoirs[15]". Car, dans le rêve, l'homme est le créateur d'un monde où l'espace et le temps ont perdu leur pouvoir.
- Dans les rites du quotidien.
Tout un chacun peut faire l'expérience de la ritualité dans la vie quotidienne, comme l'a montré Claude Rivière[16] analysant les rituels mortuaires, la symbolisation politique des rites sociaux, les rites de théâtre, et l'on sait que par définition les rite est porteur de l'idée de mise en ordre. La fête est elle-même un temps sacré consacré par les lois (Platon). Patrick Baudry[17] a étudié les arts martiaux et estime que c'est dans leur rapport au sacré que provient leur efficacité, leurs apprentissages techniques étant ritualisés et leur force, leur violence (KHI). La violence n'en est pas absente qui, avec la mort, est fédératrice de ce rapport au sacré. Le rite contribuant à la structuration des lois sacrales. L'efficacité provient de la ritualité elle-même, soit un savoir être qui s'intériorise dans la pratique rituelle. Le pratiquant d'un art martial ne sépare pas savoir et force, savoir faire et être (cf implication).
Le rite fait lien, et le rapport au sacré s'exerce dans la double efficacité d'un espace temps qui est mise en commun et dans l'expérimentation d'un être ensemble, comme dans une régulation de la distance sur laquelle travaille le maître. La distance tensionnelle =/=fusionnelle qui s'y opère étant à la fois rapprochement et éloignement. Soit un jeu perpétuel sur la présence absence de l'autre et une socialisation du rapport à la mort dans la violence échangée. L'excès donne accès au sacré.
Les hiérophanies. (ou irruption du sacré).
Le sacré prend alors la "forme" de quelque chose qui appartient à ce monde. La hiérophanie rend un territoire du milieu cosmique qualitativement différent, déterminant une opposition espace sacré (seul réel)/ étendue informe. Il " descend " dans des objets qui font partie intégrante de notre monde profane, tels :
- un phénomène naturel (volcan, etc. La Nature tout entière· peut se révéler comme sacralité cosmique.
- un événement (ex.: survivre à un accident d'avion, participer· à un grand événement, à un exploit)
- un être humain hors du commun (grand chef, personnage· religieux, etc.)
- un animal (lion, serpent, etc.)·
- un lieu (sommet d'une montagne...) la pierre sacrée, l'arbre· sacré montrent qqch qui n'est ni la pierre ni l'arbre,
- un objet, de la pierre noire de la Ka'aba à une bouteille de Coca Cola, selon le contexte. Roger Leiris[18] incitait ainsi ses lecteurs à discerner en chacun de leurs expériences quotidiennes la « couleur du sacré ».
Le sacré est saturé d'être et de puissance, il assume à la fois pérennité, efficacité, réalité, car, pour l'homme religieux, participer à la réalité, c'est se saturer de puissance.
Religions et sacré.
C'est autour de ces hiérophanies que se mettent peu à peu en place les religions, les institutions religieuses qui sont les gestionnaires du sacré. Ainsi, au sens large, tout ce qui gère le sacré peut être dit religieux même si cela va au-delà du sens courant du terme (ex.: le parti communiste soviétique de jadis...) Il est divers niveaux et temps de spiritualité. Les "religions", en ce sens, vont élaborer:
des récits: mythes, racontant les hiérophanies,
des rites comme manières de gérer le sacré et des spécialistes de cela (prêtres, chamans, etc.),
-des règles morales indiquant les conséquences pour l'agir.
Ces institutions religieuses ont un peu la fonction d'une digue: elles endiguent, enchaînent le sacré, l'empêchent d'être destructeur, mais permettent aussi d'y avoir accès de manière bénéfique.
Les consécrations jouent là un rôle essentiel, au sens propre, dans la mesure où consacrer c'est donner la force d'agir. Il s'agit, pour Louis-Vincent Thomas[19], de la mise en œuvre du principe de contagion: quand deux éléments sont mis en contact et unis sous l'effet des incantations et du sacrifice.
Les mots.
Un autre lieu de l'expérience du sacré est encore celle du langage. Les mots sont porteurs d'un secret, et comme l'écrit Jacques Attali dans son roman initiatique "La Vie Eternelle[20]": " Ce secret, s'il existe, reste très bien gardé et il n'est jamais transmis qu'aux sages parmi les sages, maître des mots et de la vie ".
Etrange et fascinant pouvoir des mots! " les mots sont vivants. Pour qu'ils durent, il ne faut pas les négliger, mais les prendre au sérieux, les bien choisir, les cajoler, les entourer d'autres mots. Aucun mot n'est sans importance, ils tuent, ils mentent. Ils meurent, si on les oublie. Il faut les protéger, les respecter pour qu'ils vivent et qu'ils transmettent la parole qu'ils portent. Toute la parole. Là est la seule vie éternelle ".
Paradoxalement, une des premières règles qu'apprend l'héroïne du livre lorsqu'elle s'engage à la recherche de ses racines en échappant à la cité qui l'a vu naître, c'est la celle du silence car, lui explique un de ses interlocuteurs, " les mots peuvent devenir dangereux si on les trompe". Il s'agit donc, dans un premier temps, d'éviter leur violence si on ne les maîtrise pas. De fait, " la vérité est dans les mots, seuls ceux-ci vivent vraiment et l'univers est construit comme les langues, les lettres sont comme l'esprit devenu matière, chacune gouverne un royaume du monde, une partie de l'homme ".
Pour l'homme religieux, les mots et les nombres, écrit Jean-Jacques Wunenburger[21], ne sont pas à l'origine de simples techniques, mais un don des dieux qui nous fait participer de leur puissance.
Dans son « Essai sur la Mentalité primitive , 1922», Lucien Levy-Bruhl avait constaté, chez les primitifs, le fait que " les mots ne sont pas regardés seulement comme un moyen d'expression, mais comme un moyen d'agir sur les dieux, c'est à dire sur la nature, tout comme les cris et la Musique... Ce que les mots signifient est déjà réalisé du seul fait qu'on les prononce, en supposant bien entendu, la force magique nécessaire chez la personne qui parle... Nous pouvons voir, dans divers exemples, que quand l'homme agit, les pensées sont au premier rang comme moyen d'action, et qu'elles peuvent même produire leur effet sans l'aide des mots ni de l'acte matériel ".
Dans nombre de traditions, la parole est faculté de médiation sacrée, elle se confond avec un souffle divin, le pouvoir créateur de Dieu, c'est l'exemple du logos grec, du verbum des pères de l'Eglise. La voix est ainsi le premier instrument de communication du sacré, elle restitue aux hiérohistoires leur contenu émotionnel. La récitation orale des textes sacrés était d'ailleurs un acte herméneutique, parole vivifiante. C'est ainsi que dans l'Ancien Testament, la pluralité des langues fut instituée par Dieu en châtiment de la démesure des hommes (symbolisme de Babel).
Car les mots qui font la vie, ceux qui vivent, ont affaire aux mythes, ils sont ambigus, durent beaucoup plus longtemps que les faits. Seuls les romans ont droit à la vie éternelle, faits de mots, ils sont capables d'échapper à l'érosion de la mémoire, ils transfigurent la réalité en la sacralisant car ils en sont les gardiens, faits de l'argile des lettres avec laquelle se forment les mythes seuls promis à l'éternité.
C'est la scolastique, source de l'esprit scientifique moderne et, dans son essence, gymnastique de la pensée, qui a contribué à doter le mot, symbole verbal, d'une signification vraiment absolue, de sorte qu'il finit par acquérir cette substantialité que l'Antiquité finissante ne put donner à son logos qu'en lui attribuant une valeur mystique.
L'esprit créateur de culture s'emploie, dés lors, à effacer de l'expérience tout caractère subjectif pour découvrir les formules qui traduiront le plus heureusement et le plus convenablement possible la nature et ses forces. Mais, de ce fait, nous nous sommes enrichis en savoirs, pas en Sagesse, le centre de notre intérêt s'étant déplacé pour se porter entier vers la réalité matérielle alors que l'Antiquité préférait une pensée plus proche du type imaginatif.
Il s'agit de deux conceptions du monde et de la vie où s'opposent tout en s'altérant mutuellement une pensée objective conduite par un orthos logos menant à l'abstraction, et une pensée par images qui est de l'ordre du rêve, du mythe. Là le logos ne conserve une valeur sacrée que dans les écrits d'Hermés Trismégiste ou un sens religieux quand le « Verbe divin est lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde ». (JO I-1).
Dans le premier cas, comme l'a établi Gilbert Durand[22], l'homme, privé du recours direct de son Saint Esprit, n'est plus qu'une âme amputée tout juste capable de se tourner vers les objets, c'est le positivisme de la science profane qui l'emporte, dans le second, c'est la créativité imaginative qui, du même coup, prouve à l'âme son existence et assimile l'âme à l'image active, créatrice de Dieu.
Ambivalence des mots ! d'une part, ils permettent la maîtrise des savoirs, de l'autre, ils sont porteurs, messagers du mythe, ce qui constitue leur pouvoir et leur danger !
Henri Corbin[23] attirait l'attention de ses lecteurs sur le fait que faire apparaître le sens spirituel d'un texte sacré, c'est une exégèse que l'âme accomplit sur elle-même et qui lui rend possible au lieu de se subordonner à un monde extérieur et étranger, d'intégrer ce monde à elle-même.
On trouve ici la même opposition qui apparaissait déjà chez Rabelais[24] entre les « paroles gelées », dont la moisson est fort insatisfaisante car profane et la parole de l'oracle qu'on doit s'incorporer par un mouvement qui passe par l'intérieur de l'être.
Corbin ajoutait d'ailleurs qu'au lieu de succomber aux philosophies et expériences du passé, ou bien d'entrer en lutte comme en affrontant quelque obstacle extérieur, l'âme doit apprendre à les surmonter, à leur faire en soi même une demeure, à s'en rendre libre tout en les libérant ainsi elles-mêmes. Cette mutation exige une transmutation de l'âme, elle suppose mode et organe de perception tout différents de ceux de la connaissance commune qui accueille et subit les données toutes faites, parce qu'elle les prend comme des données nécessaires, sans se demander qui est le donateur de ces données. Pour les assimiler de nouveau, l'âme doit chaque fois comprendre ce qu'elle-même a fait ou avait fait; Elle ne peut en sortir qu'en comprenant cela, et c'est en les comprenant qu'elle les rend libres pour une assimilation nouvelle. Cette transmutation qui restitue le cosmos physique comme un univers de symboles nécessite un changement si radical dans le mode de perception qu'il deviendra impossible de rester d'accord avec les lois et les évidences de la conscience commune.
A l'encontre des interprétations naturalistes ou inspirées de la psychanalyse freudienne, lesquelles tendent à expliquer mythes et symboles en les réduisant à des sublimations de contenus biologiques, l'éclosion spontanée de symboles nous apparaît comme liée à une structure psychique fondamentale et par-là même ne dévoilant pas des formes arbitraires et fantaisistes mais des contenus fondés et permanents qui correspondent à cette structure permanente.
Pour le philosophe Michel Foucault[25], le rapport que nous entretenons au discours est finalement peu différent même s'il est de l'ordre du désir de " ne pas entrer dans l'ordre hasardeux du discours, de faire en sorte qu'il soit autour de soi comme une transparence calme et profonde ".Pour lui, c'est l'institution qui rend les commencements solennels, les entoure d'un cercle d'attention et de silence, leur impose des formes ritualisées. De fait, le discours est dans l'ordre des lois. Désir et Institution sont deux répliques à une inquiétude qui porte sur ce qu'est le discours. Car le discours est un danger car on voit bien qu'il a affaire au sacré.
Dans toute société, la production du discours est contrôlée par des procédures qui ont pour rôle d'en conjurer les pouvoirs et les dangers. Cette exclusion porte sur l'interdit, on n'a pas le droit de tout dire, on ne peut pas parler en toutes circonstances ni de n'importe quoi et notamment pas de sexualité, de raison et de folie.
Conclusion.
Marie-Madeleine Davy[26] décrivant le système symbolique du Moyen Age montre que, à cette époque, l'homme percevait la communauté de sens et de destin qui le liait à l'univers en l'envisageant dans une perspective sacrale, en harmonie avec un monde plein de mystères. Or, plus une chose est mystérieuse, moins elle est circonscrite dans le langage commun, d'où le rapport fréquemment observé entre le sacré et le secret. Le sacré n'appartient donc jamais au domaine du profane, même dans le plus innocent de nos rituels d'interaction, la réalité exprimée par le symbole n'y étant jamais illusoire, le problème étant de trouver un truchement pour traduire l'inexprimable, pour révéler le Logos (au sens sacré du terme, voir supra) et lui donner une forme qui révèle l'intraduisible, jette un pont entre diverses dimensions.
Dan ce cadre, nos rites sont des modes d'action déterminés pour mettre en scène et agir sur le sacré, quant aux croyances, mythes ou légendes (cf. la récurrence des légendes urbaines, des peurs apocalyptiques du genre Fin du Monde) bien relayées par des rites exprimant la nature du sacré, sont, finalement, d'où leur fascination, supérieurs en dignité aux choses profanes. Leur hétérogénéité est absolue, leur antagonisme avec les choses profanes exprime lui-même le contraste universel.
Ainsi, nos croyances et représentations expriment la nature des choses sacrées, définissent les rapports qu'elles entretiennent soit les unes avec les autres soit avec les choses profanes, tandis que les rites sont des règles de conduite prescrivant comment l'homme se conduit avec les choses sacrées.
Carl Gustav Jung[27] y voyait la base de toutes les manifestations religieuses, de ce qu'il nommait la fonction religieuse, s ur laquelle reposent toutes les croyances. "Anima naturaliter religiosa, en conduisant inexorablement l'homme vers son contenu transcendant et dont la nature lui restera toujours difficilement accessible, mettant plutôt l'accent sur l'attraction qu'il suscite.
A l'inverse, Wilhelm Reich y voyait plutôt unefuite devant l'aspect terrifiant du Sacré, « devant le noyau le plus profond de son existence bioénergétique, il se défend violemment contre toute perception de son noyau »[28] et son refus obstiné de se pencher sur les grand problèmes de sa vie, sa religion, sa philosophie de la Nature, obligé qu'il est de les tenir à l'écart, s'il veut maintenir son organisation actuelle.
Fascination, attirance d'un côté, frayeur de l'autre nous sommes bien là au coeur du Sacré et notre actualité n'en a pas fini avec lui.
Angers, le 12 janvier 2013.
Bibliographie.
Attali J., La vie éternelle, Fayard, 1982.
Baudry P., La ritualité des arts martiaux, in Cahiers internationaux de sociologie, PUF, 1992
Bertin G., Du mythe et de l'imaginaire dans la construction du social, Note de synthèse pour l'Habilitation à diriger les recherches universitaires en sciences sociales, Université René Descartes Paris 5-Sorbonne, 2001.
Bertin, G., L'Imaginaire de la fête locale, Thèse de doctorat de Sciences de l'Education, Université Paris 8, 1989.
Boyer R., Anthropologie du sacré, Mentha, 2001
Caillois R., Approches de l'Imaginaire, Gallimard, 1974
Caillois, R., Approches de l'Imaginaire, Gallimard, 1974.
Corbin H., L'Imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn Arabi, Flammarion, 1958.
Davy M-M., Essais sur la symbolique romane, Flammarion, 1955.
Durand G., Les Structures anthropologiques de l'Imaginaire, Paris, Dunod, 1969, 10e éd.
Durand G., Science de l'Homme et Tradition, Berg, 1979.
Durkheim E., Les formes élémentaires de la vie religieuse, PUF, 1960.
Foucault M., L'ordre du discours, Gallimard, 1971.
Gaignebet Cl., A plus haut sens, l'ésotérisme spirituel et charnel de Rabelais, Maisonneuve et Larose, 1986.
Hollier D., Le Collège de sociologie, Gallimard, 1979.
Jung CG. Métamorphoses de l'Ame et de ses symboles, Georg et Cie, 1983.
Le mythe et l'homme, Galliamrd, 1938.
Levi-Strauss Cl., Anthropologie structurale, Plon/Agora, 1989.
Mauss M., Sociologie et anthropologie, PUF/Quadrige, 1950.
Menard G., in Religiologiques, UQAM, 1993.
Menard G., Religion implicite in Religiologiques, 1996.
Menard Guy, Petit traité de la vraie religion à l'usage de ceux et celles qui souhaitent comprendre un peu mieux le vingtième siècle, Teraedre, 2006.
Radin P., Quelques Mythes et Contes des Ojibwa du sud-est d'Ontario, Université du Québec, 1916
Reich W., La superposition cosmique, Payot, 1974.
Rivière Cl., Les rites profanes, PUF, 1988.
Servier J., L'Homme et l'invisible, Imago, 1980.
Thomas L-V., La mort funéraire en Afrique noire, Payot, 1982.
Wunenburger J-J., Le Sacré, PUF, QSJ, 1981.
[1] Caillois, R., Approches de l'Imaginaire, Gallimard, 1974.
[2] Durkheim E., Les formes élémentaires de la vie religieuse, PUF, 1960.
[3] Servier J., L'Homme et l'invisible, Imago, 1980.
[4] Le mythe et l'homme, Galliamrd, 1938.
[5] Menard G., Religion implicite in Religiologiques, 1996
[6] Menard G., in Religiologiques, UQAM, 1993 à qui nous empruntons ces exemples.
[7] Menard Guy, Petit traité de la vraie religion à l'usage de ceux et celles qui souhaitent comprendre un peu mieux le vingtième siècle, Teraedre, 2006.
[8] Bertin G., Du mythe et de l'imaginaire dans la construction du social, Note de synthèse pour l'Habilitation à diriger les recherches universitaires en sciences sociales, Université René Descartes Paris 5-Sorbonne, 2001.
[9] Durand G., Les Structures anthropologiques de l'Imaginaire, Paris, Dunod, 1969, 10e éd.
[10] Levi-Strauss Cl., Anthropologie structurale, Plon/Agora, 1989.
[11] Mauss M., Sociologie et anthropologie, PUF/Quadrige, 1950.
[12] Boyer R., Anthropologie du sacré, Mentha, 2001
[13] Caillois R., Approches de l'Imaginaire, Gallimard, 1974
[14] Bertin, G., L'Imaginaire de la fête locale, Thèse de doctorat de Sciences de l'Education, Université Paris 8, 1989.
[15] Radin P., Quelques Mythes et Contes des Ojibwa du sud-est d'Ontario, Université du Québec, 1916
[16] Rivière Cl., Les rites profanes, PUF, 1988.
[17] Baudry P., La ritualité des arts martiaux, in Cahiers internationaux de sociologie, PUF, 1992
[18] Hollier D., Le Collège de sociologie, Gallimard, 1979.
[19] Thomas L-V., La mort funéraire en Afrique noire, Payot, 1982.
[20] Attali J., La vie éternelle, Fayard, 1982.
[21] Wunenburger J-J., Le Sacré, PUF QSJ, 1981.
[22] Durand G., Science de l'Homme et Tradition, Berg, 1979.
[23] Corbin H., L'Imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn Arabi, Flammarion, 1958.
[24] Gaignebet Cl., A plus haut sens, l'ésotérisme spirituel et charnel de Rabelais, Maisonneuve et Larose, 1986.
[25] Foucault M., L'ordre du discours, Gallimard, 1971.
[26] Davy M-M., Essais sur la symbolique romane, Flammarion, 1955.
[27] Jung CG. Métamorphoses de l'Ame et de ses symboles, Georg et Cie, 1983.
[28] La superposition cosmique, Payot, 1974, p.31